samedi 28 janvier 2017

Théâtre des Opérations, Janvier ‘17


Qui est Galactus? D'où vient-il? Quel est son but?

Journal de la Rêvolution


« Le ministère de la Vérité - Miniver, en novlangue - frappait par sa différence avec les objets environnants. C'était une gigantesque construction pyramidale de béton d'un blanc éclatant. Elle étageait ses terrasses jusqu'à trois cents mètres de hauteur. De son poste d'observation, Winston pouvait encore déchiffrer sur la façade l'inscription artistique des trois slogans du Parti :
LA GUERRE C'EST LA PAIX
LA LIBERTE C'EST L'ESCLAVAGE
L'IGNORANCE C'EST LA FORCE »
Georges Orwell, 1984


« Calmement, clairement, je regarde le monde et je dis : tout cela, que je contemple, que je perçois, que je savoure, que je flaire et que je touche, tout cela est une fiction de mon esprit.
C'est à l'intérieur de mon crâne que se lève et se couche le soleil. A l'une de mes tempes apparaît le soleil, à l'autre il disparaît. »
Nikos Kazantzakis, Ascèse, texte de 1923, incipit « La Préparation » (Ασκητική, Patroclos Stavrou, Nicosie, Chypre 2013, trad. du grec, Les éditions aux forges de Vulcain, Paris, 2015, p. 15)

« La thèse que je défends à chaque page de ce livre peut se résumer ainsi : de même que tous les moyens sont bons pour tuer la liberté, de même tous les moyens sont bons pour la défendre. »
Curzio Malaparte, Technique du coup d’Etat, 1931

  Dans son livre, Malaparte (1898-1957) commente les révolutions et contre-révolutions qui agitent l'Europe entre 1917 et la montée du national-socialisme en Allemagne au début des années '30. La France est évoquée à travers le 18 Brumaire comme cas exemplaire du "premier coup d'Etat moderne". L'idée centrale du livre de Malaparte (qui permet de mieux saisir l'arrière-plan de la citation) est qu'il faut dissocier le phénomène révolutionnaire (dans la complexité de ses conditions matérielles objectives : état de la société, de l'économie etc.) de la prise du pouvoir (le coup d'Etat) envisagé comme problème purement technique. On peut tirer du coup d'Etat en tant que tel des leçons indépendantes du contexte de chaque cas insurrectionnel ou révolutionnaire. Et, c'est la technique utilisée pour la prise du pouvoir de l'Etat ou pour la défense de l'Etat contre les insurgés, qui délimite le champ de cette symétrie des moyens et des fins.

  Entre hier et aujourd'hui, quelle est la différence ? Un jour ou une année ? Ou encore autre chose ?

  Voyager dans un univers //parallèle//, est-ce possible ? Oui, grâce aux trous noirs.
Les corps, se dématérialisant, devenant information pure, virtualité pure, donc lumière, tout comme la lumière qui tombe dans le puits gravitationnel du trou noir et le traverse, les corps redeviennent, à la sortie du trou noir, lumière pure, et, parce que contenant toute l'information, tout comme l’information issue du Big Bang, la lumière crée la matière, auto-engendre une nouvelle matière.

“Here beginneth a book of contemplation, the which is called the CLOUD OF
UNKNOWING, in the which a soul is oned with GOD.
Here Beginneth the Prayer on the Prologue.
GOD, unto whom all hearts be open, and unto whom all will speaketh, and unto whom no privy thing is hid. I beseech Thee so for to cleanse the intent of mine heart with the unspeakable gift of Thy grace, that I may perfectly love Thee, and worthily praise Thee. Amen.”
Anonyme, Le nuage d’inconnaissance (The Cloude of Unknowyng, écrit en moyen-anglais, XIVème siècle)

“I am signaling you
through the flames.
The North Pole is not
where it used to be.
Manifest Destiny is no
longer manifest.
Civilization self-destructs.
Nemesis is knocking at the door.
What are poets for, in such an age?
What is the use of poetry?
The state of the world calls out for poetry to save it.
If you would be a poet, create works capable of answering the challenge of apocalyptic times, even if this meaning sounds apocalyptic.
You are Whitman, you are Poe, you are Mark Twain, you are Emily Dickinson and Edna St. Vincent, you are Neruda and Mayakovsky and Pasolini, you are an American or a non-American, you can conquer the conquerors with words..."
Lawrence Ferlinghetti, Poetry as an Insurgent Art, 2007

*

  C'était il y a cinq ans sur le pavé de Forest, un dimanche matin alors que je ramenais du pain à la maison. Cette fugitive trace du mot « Rêvolution » écrit à la peinture verte, trace bien vite nettoyée mais combien éloquente, qui me suit depuis année après année comme l'injonction qu'il faut lutter contre les forces de la dissolution et de l'oubli. Le rêve est fils de la mémoire et sans rêver comment pourrions-nous désirer vivre demain ? L'espoir révolutionnaire se niche là, au cœur de ce troublant rappel, plus que dans nos indignations.


  Très intéressante discussion avec Alain Badiou à propos de son Séminaire sur l'ontologie (3è partie : Heidegger). Par ailleurs, hasard du calendrier, j'apprends que le Séminaire de Badiou justement, commencé en 1983 (avec une analyse de l'Infini) se termine lundi prochain, 16 janvier 2017, jour du 80è anniversaire du philosophe.

Affirmant l'identité de la pensée et de l'être.

  Chaque philosophe se débat comme il peut avec l'histoire de la philosophie. Peu importe en fin de compte si tel, ou tel, est encore « heideggérien » ; je note que Badiou dans son Séminaire s'est aussi attaqué à une tradition qu'il appelle celle des « antiphilosophes » où il groupe Nietzsche, Wittgenstein et Lacan. L'humanisme est peut-être à ressourcer du côté de ces trois gaillards, à entendre comme ce qui résiste aux discours totalisants. J'y ajouterais bien Arendt... Le paradoxe de Badiou est qu'il est le dernier à proposer un système en bonne et due forme, une ontologie articulée sur les mathématiques et une approche du Sujet comme le lieu de la multiplicité « qui résiste ». Assez intéressant et stimulant pour sortir des apories de la non-pensée post-moderne (d'un côté) autant que du soupçon positiviste (de l'autre) – et ces procès d'intention qui n'en finissent pas, chaque fois qu’un auteur un tant soit peu sulfureux, inaudible, inutile ou franc-tireur fini par être convoqué à un tribunal de la « juste pensée ». Tous ces mauvais procès sont extrêmement fatiguants.
  Je ne suis pas sûr que Badiou par sa méthode soit à considérer comme un conciliateur ou un interprète, au sens du poète ou de l'artiste. Au contraire, il dit et il écrit clairement que ce qu'il cherche c'est à rétablir la philosophie du côté des réponses et pas dans l'errance sans fin d'un Questionnement et que la vérité (avec un grand « V ») est le but recherché par elle, d'où l'importance dans son dispositif des mathématiques.
  Oser revendiquer aujourd’hui la vérité (avec un grand « V »), comme but de la philosophie, ne passe pas bien chez les post-modernes et autres sceptiques qui vous taxent d’archaïsme, d’autoritarisme ou de religion.

Misère des sciences humaines. Victoire du processus. Fin de la pensée.

  J'ai découvert Jean-Claude Michéa en 2008 avec L'empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale. Il est un de ceux qui a réintroduit dans la critique politique de gauche l'idée de peuple réel, concret, fait de chair et de décence ordinaire loin des fantasmes de la théorie sur le « Peuple » absolu, ou du retournement sémantique du mot « populisme ». Il est également l'auteur du fameux L'enseignement de l'ignorance dont la lecture m'avait pas mal secoué. Dans son dernier livre Notre ennemi, le Capital, il montre à partir de quel moment, qu’il identifie à l’affaire Dreyfus, le mouvement ouvrier et les socialistes ont commencé à oublier la critique de la modernité industrielle (du Capital) pour se ranger définitivement dans le camp des partisans du « progrès » et de la gauche parlementaire.
  Complexité des codages et des territoires : gauche - droite / progrès - réaction / lumières – tradition etc. qu'il convient de dénouer avec urgence.

  Une question que j'entends souvent ces temps-ci : qu'est-ce que le peuple ? Une manière d'y répondre est peut-être de reprendre la question du Capital qui est au centre de la critique de l'économie politique. Le grand intérêt des livres de Jean-Claude Michéa (j’ai lu : L'empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, L'enseignement de l'ignorance, Impasse Adam Smith, Orwell éducateur), réside dans une écriture fluide, un rythme plus proche du thriller que de la critique universitaire, qui n’en reste pas moins combiné à une méthode d'exposition rigoureuse et à une excellente documentation -- mais c'est essentiellement par ses idées qu'il me force depuis lors à reconsidérer les divisions du champ politique, clivages qui nous semblent tellement évidents que nous ne questionnons plus leur pertinence ou leur origine, entre par exemple la gauche et la droite, le libéralisme et le conservatisme, le progrès ou la tradition, le bien privé et le bien commun, le peuple et les élites etc. Critique de gauche, de la gauche libérale autant que de la gauche radicale lorsqu'elle fait table rase du passé, Jean-Claude Michéa est mal vu, surtout de la part de cette gauche dont il commente la généalogie faite d'abandon du socialisme au profit d'une catégorie parlementaire qui reste dans l'orbite du capitalisme. Il faudrait revisiter les mots du discours et plutôt que d'invoquer la fiction de la gauche, revenir au sens du socialisme comme critique de l'économie politique. Il ne s'agit pas d'une nostalgie de retour à Marx mais d'une tentative lucide pour tenter quelque peu de se désintoxiquer d'éléments de langage envahissants. Rien de plus dangereux aujourd'hui par exemple chez certains partisans de la religion du Progrès que de prétendre qu'il faut « poursuivre l'accélération » (de la révolution technologique), qu'il faut aller toujours de plus en plus vite et plus loin dans la destruction de tout ce qui fait lien avec le passé et que le transhumanisme fera le bonheur de l'humanité. C'est un des caractères du Capital aujourd'hui et qui le rend semble-t-il indépassable, que de se rendre aimable même chez ceux qui rêvent de sa disparition. Mas si le peuple est du côté du réel, donc de ce qui résiste, sans surprise faut-il constater par ailleurs que le peuple fasse retour sur la scène.

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  Sorti du champ. Le spin de tous les protons d'hydrogène de mon corps était aligné dans la même direction. Ils dansaient tous synchrones, en résonnance avec les impulsions électromagnétiques. C'était magnifique. Dans une capsule spatiale très bruyante. Des images sortaient de cette danse des protons. Beauté absolue de la science.
  Je suis entré dans le synchrotron temporel universel basé sur la physique des tachyons. Une merveille de la science et un bijou technologique. On voyage grâce aux marées du temps.

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« Derrière cette mesure se dessine plus généralement un projet intellectuel et politique qui vise à liquider une certaine conception de la justice sociale ainsi que l'héritage institutionnel de l'après-guerre. Ce projet, loin d'être une étape vers le progrès social, n'est qu'une des aberrations engendrées par le néolibéralisme dans notre imaginaire social. L'allocation universelle est, en ce sens, l'expression la plus aboutie de l'expression du libre-marché.
Sous couvert d'une bienveillante redistribution de la richesse, elle menace ainsi de laisser le long du chemin ce qui a été l'enjeu politique central des cent cinquante dernières années : le conflit entre le capital et le travail. C'est au rappel de l'importance décisive de cette question que s'articulent chacun des textes qui suivent et pour démontrer pourquoi il faut impérativement être contre l'allocation universelle. »
Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Contre l’allocation universelle, Lettres Libres, Montréal, 2017

  L’allocation universelle conduit à une amplification des tendances actuelles du libéralisme, avec la destruction de l'état social pour visée. Un des enjeux, sur un plan théorique, c'est la compréhension différente que l'on a de la justice sociale en opposant le concept d'égalité à celui de lutte contre la pauvreté. Un autre enjeu concerne le droit au travail et la redistribution du travail comme facteur d'émancipation (et non pas d'aliénation). Le modèle libéral qui sous-tend le principe à l'allocation universelle renforcera au contraire pour certains l'exclusion du monde du travail et pour d'autres l'aliénation au travail. Tous ces concepts méritent d'être analysés finement. Ce que fait ce petit livre qui apporte des arguments à contre-courant.

  L'individualisme terminal se justifie en permanence au nom du « libre choix » de chacun. Pour utiliser l'allocation, il suffirait, disent les économistes libéraux qui se gavent de concepts creux, que chacun suive sa « fonction d'utilité » ou sa « courbe de préférences ». Cynisme absolu, identique à l'argument utilisé par les mêmes économistes pour expliquer que « les chômeurs choisissent d'être au chômage ». Selon la logique de ce modèle, chaque allocataire de ce revenu de base « choisira librement » de travailler pour un coût minimal afin de pouvoir payer les services anciennement publics devenus totalement privatisés et impayables avec le seul revenu de base (l'école, les soins de santé). Il faut bien se rendre compte qu'il n'y a aucune générosité parmi les promoteurs (libéraux) de ce modèle ; quant aux autres (à gauche, qui soutiennent cette allocation) ils font preuve d'une naïveté enfantine. Ce que l'Etat te donnera d'une main, il te l'aura au préalable repris dix fois plus de l'autre main en achevant la destruction de la « propriété sociale des biens de service », i.e. la redistribution à chacun selon ses besoins et selon ses moyens.
  Une partie de la séduction de cette idée vient de la simplification administrative comme remède à l'échafaudage parfois kafkaïen de la législation sociale. L’État doit être plus efficient et efficace, nous sommes bien d'accord qu'il n'y a pas de raison que l'administration échappe aux contraintes de la productivité et des économies d'échelle que l'on exige aussi des entreprises privées. Mais cette simplification souhaitable n'implique pas le concept d'allocation universelle comme sa conséquence logique. Il faut être conscient du risque du « loup dans la bergerie ». Un objectif qui n'est pas souhaitable - la destruction des services publics - se présentant sous l'apparence de quelque chose d'aimable, de souhaitable, « pour le bien de tous », qui caresse nos désirs d'autonomie, qui flatte nos egos. Mais c'est un piège.
  Le revenu universel est une « fausse bonne idée ». La fin du salariat signera la fin de l'opposition du travail comme facteur de production. Il ne restera plus que le capital avec une fraction de travail à haute valeur ajoutée qui sera en fait du capital déguisé (primes, stock options). Le fameux « capital humain » que chacun sera tenu de valoriser s'il veut entrer dans la production consistera en entrepreneuriat de soi-même sans aucune contrepartie contractuelle (puisque la valeur financière d'une « action », d'une part de détention de capital n'est jamais qu'une promesse de revenu futur sans contrepartie de prise de risque). Le travail disparu de l'équation économique implique stricto sensu que l'être humain devient superflu. Les bonnes âmes qui défendent cette idée sont-elles conscience de ce que cela signifie ? Je suis sidéré par une telle inculture à la fois économique et sociétale des enjeux véritables du revenu universel.
  Le travail devient donc un « bien » rare. Dans la théorie néoclassique sa valeur devrait donc augmenter. S'il tend vers la rareté (parce que remplacé par du capital dans la fonction de production : automatisation etc.), son allocation optimale devrait se faire par répartition du temps disponible à salaires constants (i.e. par réduction significative du temps de travail). Les entreprises ont tout intérêt à s'y opposer car la marge bénéficiaire n'en est pas libérée au profit des actionnaires. L'Etat, gardien du contrat social, doit alors en imposer le modèle. La gauche favorable au démantèlement du travail, travaille pour le capital. Avec le démantèlement inévitable de l'état social remplacé par une allocation de survie (universelle), le marché du travail n'aura plus aucune protection à offrir à l'immense majorité de ceux qui n'auront plus les moyens d'une vie décente : éducation, santé, retraites. Avec l'allocation universelle vous n'allez pas mettre fin au travail. Vous allez faire disparaître le salariat et le remplacer par la servitude du travail rémunéré au taux de survie.
  Dans la Rome républicaine le paysan est aussi le citoyen en droit de porter les armes. Le droit à la terre est un des plus fondamentaux. L'esclavage n'est pas une option car l’esclave n’est reconnu que comme un objet, un « bien » et non pas comme un membre de la communauté humaine. Le statut de serf représente déjà un progrès par rapport à celui de l'esclave. Quant à la classe des combattants, celle-ci dégénère en noblesse de cour. La disparition du salariat signerait donc bien la disparition du travailleur reconnu dans ses droits par une non-personne, un esclave, simple variable d'ajustement de l'automatisation.
  Accepter l’idée de l’allocation universelle au nom d’une méthode vertueuse qui va finir par s’imposer est une erreur ou une naïveté. C’est une idée inacceptable pour une question de principe. Il y a plusieurs idéologies, plusieurs conceptions de cette allocation mais il y a une réalité économique des coûts et des bénéfices. Mettre en place le revenu universel ne modifiera pas le paradigme dominant du capital. Il va au contraire renforcer les effets du libéralisme et de la dérégulation totale.

GINI Global inequality index
  Deux extrêmes : le coefficient est égal à 0 (tous les citoyens d'un pays disposent des mêmes revenus, aucune inégalité), ou bien à l'autre extrême le coefficient se rapproche de 1 (un seul citoyen dispose de tous les revenus et tous les autres n'ont rien).
  Exemples : au niveau mondial le coefficient Gini était estimé à 0.43 en 1820 et à 0.68 en 2005.  Autre exemple : la France (avant impôts et redistribution) :
années 80: 0.38.
années 90: 0.473
années 2000: 0.49
  Après redistribution et transferts sociaux :
années 80: 0.3
années 90: 0.29
années 2000: 0.288. C'est une statistique complexe mais un indicateur intéressant à suivre pour comparer des pays à l'instant T ou le même pays dans le temps. Il y a de nombreux biais qui résultent des différences de méthodologie.
  Ce qu’elle montre, particulièrement éclairant dans un pays comme la France, c’est la stabilité du GINI après redistribution et transferts sociaux. Sans cette politique sociale, l’état réel de la France serait encore plus inégalitaire. L’état social est donc bien une forme de résistance à l’emprise sauvage du libéralisme économique.
  Si nous ne croyons plus au mythe du « grand soir » révolutionnaire, il nous reste à résister du mieux que possible à l’ensauvagement du monde. Les choix de la gauche qui vont dans le sens de l’accélération, de la dérégulation, de la suppression des barrières sont donc bien des choix contre-nature.

  Assisterons-nous à un retour du protectionnisme et quelles pourraient en être les conséquences ? Est-ce que le protectionnisme mène à la guerre dans les relations internationales ?
  Le commerce mondial était à son apogée en 1913 (la « première mondialisation »), ce qui n'a pas empêché l'éclatement du 1er conflit mondial. Par ailleurs, il est vrai aussi que les tensions protectionnistes et les fermetures de marché ont été un des facteurs parmi d'autres plus idéologiques, du déclenchement du second conflit mondial. La décision du Japon de frapper les USA à Pearl Harbor par exemple est la conséquence directe du gel des actifs japonais (embargo), lui-même consécutif à la politique protectionniste mise en œuvre par les Américains à partir de 1938. Mais tout cela est très complexe à analyser.
  La mondialisation est construite sur le modèle du libre-échange (le « doux commerce » des gentils libéraux). Est-ce qu’une mondialisation construite avec des barrières tarifaires, douanières, a un sens ? Certainement, à condition de considérer tous les types de flux, de mouvements : outre les biens, les capitaux et les services, les personnes et les idées. Un monde global, avec fermetures relatives des frontières entre certains de ses membres, coexiste déjà, pour une majorité d’états.
  La notion de frontière est naturelle, qu’elle soit biologique, organique, psychologique, sociale, politique. Elle forme un continuum avec des points de jonction et d’autres de discontinuité, séparant et reliant des organismes différents, des entités distinctes. Comme toute idée extrême, celle d’un « monde sans frontière » régi exclusivement par la loi du Marché, chère aux libéraux fanatiques ne peut-être qu’un cauchemar. Tout comme celle d’un monde libéré des contraintes de l’espace et du temps, cauchemar technologique. Ou d’un monde rassemblé en une seule Communauté. Beaucoup de forces centrifuges semblent nous y pousser (le marché mais aussi les religions universalistes). La résistance à la fuite en avant incontrôlée du monde passe aussi par le respect des frontières et de la différence.
  Le contraire ou l’opposé d’un principe n’est pas forcément symétrique, au sens géométrique du terme.

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  Une révolution politique prend pour modèle un événement reconnu, par rapport auquel elle se situe. On ne parlait pas de « contre-révolution » avant la Révolution Française. La « révolution conservatrice allemande » tirait une partie de sa justification de son rapport antagoniste à la Révolution d'Octobre. La « révolution conservatrice américaine » de Ronald Reagan (même si le terme est un peu abusif) tirait sa légitimité de sa lutte contre le New Deal de Roosevelt. Toutefois, dans les faits, les révolutions se suivent et ne se ressemblent pas. Dans l'ordre du concept il y a des continuités, des filiations, des traditions révolutionnaires qui se créent ou des ruptures, des luttes inversées, mais chaque cas est unique.
  La « Révolution Culturelle » est une innovation chinoise ; l’utiliser de manière rétrospective pour qualifier les profondes transformations révolutionnaires induites par le national-socialisme en Allemagne (comme le fait l’historien Johan Chapoutot à propos de son livre à paraître prochainement) relève de la figure de style et de l'anachronisme.
  Hannah Arendt écrit que la Révolution Américaine n'a pas eu de « descendance ». Serait-ce parce qu'elle a réussi ? Une mythologie révolutionnaire se crée-t-elle de préférence sur les échecs des modèles fondateurs ? Une révolution qui réussit définit une nouvelle normativité.
  L'origine astronomique du mot « révolution » et son utilisation comme concept politique à partir des Lumières pose d'intéressantes questions. Le retour au point de départ peut être interprété comme « retour à l'origine » (philosophie de l'histoire opposée au Progrès) mais nous savons aussi que telle n'était pas la vision des Lumières. Une autre approche pour concilier les deux sens du concept de révolution pourrait être le suivant : le moment d'une (re)fondation du corps politique, le démarrage d'un nouveau cycle de développement (de croissance) etc. C'est dans cette direction qu'il faut par exemple comprendre le sens de « fondation » qu'Hannah Arendt accorde au concept de Révolution. Les deux significations en apparence opposées de la révolution (d'un moment de répétition et d'un moment de rupture) se trouveraient en quelque sorte réconciliées par le primat accordé à la Fondation. Ce que le concept de Révolution signerait en quelque sorte dans l'histoire est la manière dont les différentes sociétés ou cultures pensent leur rapport au temps. La modernité aurait-elle engendré ces deux figures du temps historique entre répétition et émergence ?

  Qui décide ? Un homme, aussi puissant soit-il ? Un système, c.a.d. une complexe machine sociale faite d'innombrables organisations, entreprises, personnalités ? Les libéraux privilégient l'individu au système, ce qui est cohérent pour eux du point de vue des valeurs mais pas toujours en termes de causalité.
  Distinguer la « responsabilité » (celui qui assume les décisions ou les conséquences des actions prises sous son autorité) de la « responsabilité » (celui qui pilote l'action, qui prend les décisions opérationnelles etc.) ; manque de nuance entre deux concepts que l'anglais rend plus finement : accountability vs responsibility. Ou entre le strategos et le kybernetes grec.



 Distinguer le soutien (actif) du consentement (tacite) - se rappeler néanmoins La Boétie et son discours sur la servitude volontaire. Contrairement aux dictatures et tyrannies classiques qui se maintiennent au pouvoir par la seule répression, le totalitarisme (dont le fascisme mussolinien et le nazisme sont de bons exemples) repose sur l'adhésion massive et enthousiaste des individus au projet d'une nouvelle société.

  Les catégories politiques classiques (démocratie, oligarchie, tyrannie) ne suffisent plus à décrire les régimes issus des révolutions techniques et politiques de la modernité. C'est cela qu'Arendt a essayé de comprendre en 1950. Elles-en avait identifié quelques éléments pertinents : l'antisémitisme, l'impérialisme, les mouvements de masse, l'idéologie, la terreur et fondamentalement la croyance que « tout est possible ». On pourrait y ajouter d'autres éléments aujourd'hui : la globalisation (qui a remplacé l'impérialisme par exemple), la croyance dans la transformation complète de la nature humaine par la science et toujours cette croyance en la toute-puissance de la volonté.

  Le 4 mai 1939 paraissait à la Une du journal l'œuvre un article du député socialiste et pacifiste Marcel Déat intitulé : « Mourir pour Dantzig ? »
  Question hypothétique pour notre époque : qui serait prêt à mourir pour Riga ? ou pour Athènes ?


  La priorité pour les nations européennes, cadre OTAN ou cadre UE, est bien de renforcer leur politique de défense commune, de se doter des moyens budgétaires adéquats et surtout d'élaborer une doctrine stratégique d'emploi de la force vis-à-vis des menaces clairement identifiées, dans le contexte de realpolitik qui va à nouveau dominer les relations internationales dans les années qui viennent. La diplomatie seule, ou la soft power, sans garantie d'emploi de la force, sans stratégie de l'ami et de l'ennemi, n'est pas crédible face à un adversaire résolu, qu'il faut apprendre à identifier, car il avance souvent masqué. Au final c'est donc bien une question d'analyse des rapports de force et de défense explicite de nos valeurs. Mais « qui est prêt à mourir pour Dantzig » ? Aujourd'hui : personne.


  Arendt évoque l'indétermination de ce qu'elle appelle la « nature » humaine, qu'elle refuse d'essentialiser. Elle développe par contre une analyse de la « condition » humaine, ce qui est très différent. C'est tout le propos du livre The Human Condition. De ce point de vue, la méthode est beaucoup plus proche de celle utilisée par Marx. Tous deux analysent en effet (bien que sur des prémisses différentes) les concepts de travail ou de production comme constitutifs de la condition humaine.

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  Par son cadrage et la focalisation sur le couteau, au centre de l'image, cette reproduction partielle du tableau du Caravage fait un choix, signe l'intention de nous montrer la partie du geste au tout de l'œuvre dont le sens est immédiatement donné. Le choix force donc une vision limitée de l'œuvre et dans le temps bref du passage, impose sa violence nue. J'aurais préféré une reproduction complète du tableau ou rien. Telle quelle, cette reproduction atteint donc bien son but provocateur. L'espace public en devient le lieu d'affichage publicitaire, spectaculaire, de la violence symbolique. Je n'y vois aucun motif de réjouissance.


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  Qu’en est-il du style et de la manière de gouvernance du nouveau président américain ? Peut-on y décerner des « éléments pré-totalitaires » qui disent aussi qu'il se passe autre chose qu'une politique assumée de manière rationnelle ? Des observateurs aux Etats-Unis ont soulignés la nouveauté de la présidence Trump du point de vue du style. L'avenir nous dira s'il s'agit d'un président conservateur comme les autres, ou si le soupçon que quelque chose de neuf est en train de se passer, se révèle fondé. Et dans ce cas, nous parlons du respect ou non de la liberté d'expression. La question du « style » fait toujours en l'occurrence l'homme.

  Le fascisme ? Les USA sont toujours un état de droit évidemment et ce ne sont pas les actes législatifs ou autres pris ces premiers jours qui autorisent de porter un tel jugement. La « tentation fasciste » par contre, voilà peut-être la question à poser, ou pour utiliser un vocabulaire un peu différent : existe-t-il aujourd'hui dans les discours et les actes des « éléments pré-totalitaires » ou totalitaires qui méritent l'attention critique des démocrates ? Je pense que oui. Des éléments de langage, les attaques contre la presse, la volatilité des propos / jugements (l'instabilité) érigée en méthode de gouvernement, le mépris des faits, la division de la société entre le Peuple et certaines élites...

To succumb neither to the past nor the future. What matters is to be entirely present.
  Replacée dans le contexte du livre sur Les Origines du Totalitarisme, cette citation de Karl Jaspers choisie comme épigraphe par Hannah Arendt dit quoi ? Non pas uniquement une formule de sagesse, en quoi résiderait la consolation, mais que nous n'avons plus le choix que de résister, ayant à la fois perdu le lien avec le passé irrémédiablement détruit par l'expérience et la rupture du totalitarisme et le lien avec le futur, notre croyance dans un progrès (moral) toujours possible, lui aussi détruit pour les mêmes raisons.
  Près de 70 ans après avoir été formulée cette phrase est toujours actuelle, mais c'est par résignation, d'avoir perdu cette capacité à formuler des projets collectifs à long, voire à très longs termes. Nous n'y avons pas gagné plus en sagesse ou en sens des réalités. Nous sommes devenus les Elois du cauchemar wellsien.

  La vision du libéralisme anglais du début du XXe s telle que représentée par Keynes me paraît plus proche des socialistes Fabiens parmi lesquels on trouvait H.G. Wells par exemple que des émules friedmaniens ou hayekiens qui encombrent aujourd'hui les universités (en Economie et ses succédanés). Tous deux, Keynes et Wells, partageaient une vision du monde dans laquelle le Progrès scientifique comme facteur d'émancipation ou de libération de l'humanité occupe une place centrale et le capitalisme représente une transition.
  La capacité à se projeter loin dans l'avenir est aussi une caractéristique commune de leur époque qui inventa des « histoires du futur », conséquence aussi d'un optimisme foncier. Wells a admirablement décrit ce monde futur à la fois idyllique et de cauchemar dans Time Machine (les Elois beaux, jouisseurs, consommateurs et ... stupides et les Morlocks, affreux, travailleurs et ... cannibales !)

  Les comparaisons des systèmes politiques à travers le temps et l'espace buttent sur des limites conceptuelles (Aristote, Montesquieu...) qui ne suffisent plus à mon sens à rendre compte de la modernité dans toute sa complexité et ses manifestations contradictoires. C'est peut-être pourquoi je partage assez l'idée d'Arendt selon laquelle le totalitarisme est véritablement l'invention politique moderne, par excellence. Elle n'en a pas donné une définition fermée (sur le modèle de ce qu'avaient proposés à la même époque des penseurs politiques comme Raymond Aron par exemple); elle s'est contentée de faire l'inventaire d'un certain nombre des éléments du totalitarisme, une liste ouverte, toujours à renouveler et compléter. C'est l'arrière-plan à travers lequel j'essaye de décoder les phénomènes contemporains. De ce point de vue, l'arrivée du nouveau Président américain montre clairement l'existence de certains éléments totalitaires (le mépris des faits scientifiques, du sens commun, la contradiction permanente, volontaire, véritable politique de la volatilité destinée à affaiblir tous contradicteurs possibles, qui signe la croyance en une politique du mouvement et de la mobilisation permanente, la lutte partisane continuée au sommet de l'Etat etc.). Il est évidemment trop tôt pour conclure, mais prenons le temps d'observer avec quelques bons garde-fous.

  La philosophie est aussi une forme de lutte avec son jargon. Relisons ce poème d'Henri Michaux intitulé « Le grand combat ». Ainsi en va-t-il du « grand combat pour la Question de l'Etre », la fameuse gigantomachie. Tiens, Martin, vlan ! un crochet du gauche ! En Belgique nous aimons le surréalisme.

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 « La nécessité de quelque démystification avant de commencer à penser convenablement » -- le risque c'est que ce commencement (à penser) n'arrive jamais -- si la démystification est équivalente à une critique légitime, normale, des textes, ne devrait-elle pas s'appuyer au contraire sur une pensée déjà établie ? Ne risque-t-on pas de se perdre dans la démystification permanente ? S'il faut tourner la page de Martin Heidegger, autant commencer tout de suite et proposer autre chose. Et si ce débat qui n'en finit pas n'était jamais finalement que la réactivation, l'actualisation du débat Cassirer - Heidegger à Davos (1929), ne serait-il pas intéressant de demander : que pourrait apporter une philosophie de type kantienne ou néo-kantienne aujourd'hui ? Que pourrait apporter Cassirer comme contribution à une théorie de la Culture ?

  Il n'y avait aucune critique politique concernant le passé nazi d’un chercheur comme Konrad Lorenz (ou Von Frisch) à l’Université à la fin des années ’70. Personnellement, je n’en savais rien et je crois que même si je l’avais su, je ne m’en serais pas spécialement préoccupé. Pour moi, Konrad Lorenz se résumait à l’observation des oiseaux et à la théorie de l’empreinte, et Von Frisch à la « danse des abeilles ». Il y avait par contre une critique concernant les implications du modèle mécaniste des comportements observés chez l'animal lorsqu'ils étaient généralisés au comportement humain. C'était de manière plus générale une critique du modèle innéiste en psychologie, considérant que nos comportements dérivaient des « instincts », autre mot pour dire « la Nature ». Ce que j'étudiais à l'époque était totalement déconnecté de la politique. Ce qui m'intéressait c'était de discuter des avantages respectifs entre différentes théories, entre différents modèles explicatifs du comportement et du psychisme, tels qu'on pouvait les inférer des découvertes en neurosciences qui étaient alors en pleine expansion. Le débat entre « l’inné » et « l’acquis » entrait dans ce champ de confrontation mais il me semblait limité, stérile par son dualisme intransigeant. Le paradigme que je trouvais plus fécond était celui d’une psychologie scientifique fondée sur la théorie des systèmes (école de Palo Alto, Gregory Bateson ...), sur la linguistique performative (Austin, Benveniste), sur un « cognitivisme » dans lequel des analogies étaient tracées entre le fonctionnement du cerveau et celui des ordinateurs (plusieurs registres de mémoire, modules spécialisés de traitement de l’information, indépendance d’une « centre du raisonnement ou du jugement »). Je cherchais à l’époque une forme de synthèse entre tous ces courants de recherche. Je ne l’ai pas trouvée. Alors, je me suis construit mon petit système en kit de compréhension de la psychologie. A la question « que sommes-nous ? » ou « qu’est-ce que l’Homme ? », je répondais : un organisme matériel, résultat d’incompréhensibles évolutions, doté d’un prodigieux organe, le cerveau, hyperspécialisé et en même temps très flexible, capable d’apprentissage, d’adaptation à son environnement, lequel, agissant par rétroaction via une vague « théorie générale de la culture » qui restait à formaliser (les « superstructures » institutionnelles de la société autant que les « infrastructures » économiques combinées), créait quelque part au centre de tous ces dispositifs, un peu paumé il faut bien le dire, un Sujet, quelqu’un qui disait « Je », qui pensait, qui écrivait, qui désirait, qui parlait… et qui via la parole et la communication pouvait établir un lien de communauté avec ses semblables, un lien « politique »… et ça repartait dans l’autre sens.

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“The subterranean stream of Western history has finally come to the surface and usurped the dignity of our tradition. This is the reality in which we live.”
Hannah Arendt, “Preface”, The Origins of Totalitarianism, 1950

Alternative facts
1. Concept utilisé en novlangue par le Miniver (Ministère de la Vérité) pour désigner la réalité conforme aux exigences du chef.
2. Détournement de l'injonction de Philip K. Dick ; « si cette réalité ne vous plait pas, créez en une autre ! »
3. Formulation spontanée du principe observé chez les petits enfants : « c'est Moi qui ! »
4. Mythes et autres croyances populaires passées dans la mentalité collective. Exemple célèbre : « ce n'était pas de la neige vue du ciel, c'était des gens recouverts de drap » (des membres du KKK). « C’était une marche blanche ».

  Accrochez vos ceintures, plongez dans l'avenir du travail avec le docteur Laurent Alexandre. Le décollage va être sec. I.A., génomique, NBIC.

  Les parades atomiques étaient à la mode à Las Vegas en 1950.

  There was a novel written in 1935 by Sinclair Lewis "It Can't Happen Here" which described the rise of a populist fascist as President of the US at the election of 1936. There was also a real pro-Nazi movement in the US, marginal by the numbers but still significant, which advocated not entering the war against Germany. So, "Americanism" as an ideology has not been invented by Donald Trump, it goes back to the general rise of fascism, revolutionary or totalitarian movements, which happened across the world during the 1930's.

« Qui contrôle le passé contrôle l’avenir. Celui qui contrôle le présent contrôle le passé. »
Georges Orwell, 1984

  La seule résistance face à la manipulation du passé est l'étude critique des sources de l'histoire, i.e. la connaissance des textes classiques. Tout le reste est une duperie, supercherie destinée à remplir les esprits d'une bouillabaisse informe. En détruisant les contenus solides, classiques, au profit d'une soi-disant modernité chez des enfants qui n'ont pas encore les prérequis, l'enseignement contribue à la fabrique des ignorants. Saisir la complexité du présent à travers toutes ses interactions (histoire, géographie, économie, sciences sociales, théorie de la culture) et d'une manière critique, autonome, est une compétence qui ne peut s'acquérir qu'à la fin du parcours scolaire, pas au début. Il faut rétablir toutes les matières dites traditionnelles.

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  La langue du management vendue par des cabinets de consultants stratégiques aux comités de directions d'entreprises privées et publiques, enseignée dans les écoles de commerce, popularisée par des coaches animés de bonnes intentions, consiste à recycler des idées souvent indigentes, produites sans recul critique par des auteurs qui n'ont parfois d'autorité académique que l'habit. Ces « éléments de langage » contribuent depuis plusieurs décennies à détruire les fondements de la pensée critique, à remplacer la culture solide des textes par une bouillie de concepts creux « mis en réseau ». C'est le prix que nous payons à l'idéologie dominante de l'économisme et, n'en déplaise aux adeptes du progrès que l’on trouve nombreux chez des gens de gauche qui ont conservé l’idéalisme de leur jeunesse, à la croyance que la technologie finira par sauver le monde. Car c'est bien la fonction sociétale de ce discours : légitimer la domination des élites, par lequel libéraux et progressistes se laissent si facilement capter, les uns par cynisme, les autres par naïveté.

  Klaus Schwab, économiste et ingénieur allemand, fondateur du Forum Economique Mondial, auteur d’un « manifeste » sur la Quatrième Révolution Industrielle distribué aux participants du sommet de Davos en 2016, est l’un de ceux qui sont à la source de la diffusion de cette idéologie dans laquelle la seule notion acceptable de progrès humain, est celle qui dérive des bienfaits que les entreprises et le capitalisme apportent au monde. On trouvera dans son livre une liste des « 23 Mutations profondes » dont le point de bascule est annoncé pour 2025 et qui nous annoncent un avenir radieux. Prenons un exemple : « Mutation 1 : les technologies implantables. Le point de bascule : le premier téléphone implantable commercialisé ». Soyons-clairs : « implantable » veut dire : dans le corps. Je reproduis ci-dessous le descriptif complet de cette mutation (Klaus Schwab, La Quatrième Révolution Industrielle, Dunod, 2017, p. 144-145).

Mutation 1 : Les technologies implantables
Le point de bascule : premier téléphone implantable commercialisé.
D’ici 2025 : 82% des personnes interrogées s’attendent à ce que ce point de bascule soit atteint.

  Les gens sont toujours plus connectés à leurs appareils, et ces appareils sont de plus en plus connectés à leur corps. Non seulement portés, ils sont aussi implantés dans l’organisme, où ils remplissent diverses fonctions : communications, géolocalisation, suivi du comportement et de la santé.
  Les pacemakers et les implants cochléaires n’étaient que la première étape ; de nouveaux implants sont lancés en permanence. Ils deviendront capables d’évaluer les paramètres des maladies, permettront à chacun de prendre les mesures nécessaires, enverront les données aux centres de suivi, voire administreront automatiquement les médicaments.
  Les tatouages intelligents et autres puces électroniques pourraient aider à identifier et localiser les personnes. Les appareils implantés permettront aussi sans doute de communiquer les pensées normalement exprimées par la parole via un smartphone « intégré » et, potentiellement, les ondes cérébrales ou émotions non exprimées en lisant les ondes cérébrales ou d’autres signaux.

Impacts positifs
-        Diminution des disparitions d’enfants.
-        Meilleurs résultats sanitaires.
-        Autonomie accrue.
-        Meilleure prise de décision.
-        Reconnaissance des images et accès aux données personnelles (réseau anonyme sur le modèle du site Yelp).
Impacts négatifs
-        Confidentialité/risque de surveillance
-        Baisse de la sécurité des données
-        Evasion et addiction
-        Distractions accrues (trouble du déficit de l’attention)
Impacts inconnus ou à double tranchant
-        Allongement de la durée de vie
-        Changement de nature des relations humaines
-        Modification des interactions et relations humaines
-        Identification en temps réel
-        Mutation culturelle (mémoire éternelle).
La mutation en marche
-        Les tatouages numériques sont non seulement cools, mais peuvent avoir d’autres fonctions : ouvrir une voiture, saisir des codes sur un téléphone ou suivre les processus de l’organisme.

 Qu’est-ce qui est proprement criminel dans l’inventaire apriori « objectif », « axiologiquement neutre » de ces technologies et l’analyse de leurs impacts ? Il n’y a aucune réflexion éthique ou sociétale, chaque technologie est envisagée du point de vue des coûts et des bénéfices qu’elles sont supposées apporter à la communauté humaine, avec une nette prédilection à minimiser les risques et à valoriser les bénéfices en les mettant sur le même plan, i.e. aplati, d’une liste avec des points, digest de la réflexion des managers formatés à penser avec des slides Powerpoint. Que dit cette liste ? Que dit cet aplatissement de l’analyse sous forme d’inventaire qui tend à favoriser la réception des bénéfices et à négliger ou à écarter celle des risques ? Que tout se vaut pour un regard en surplomb, un regard d’aigle, celui du dirigeant d’entreprise, du « décideur », du consultant qui veut « vendre des idées ». Et quel en est le message ? En bonne doxa libérale, les bénéfices seront privatisés, les externalités négatives seront socialisées : « ce qui est bon pour nous, (i.e. la classe des actionnaires), c’est le retour sur investissement. Quant à vous, (la société), tout ce qui est mauvais sera votre problème. » Voilà cette perversion du raisonnement qui est inacceptable et qui est, conséquence du manque de pensée des élites ou de leur dévoiement moral, acceptée comme un principe de « dé-responsabilité » qui va de soi. Cet exemple, suivi de 22 autres, forme donc le socle de la vision projetée aux « leaders » économiques et politiques qui se sont réunis à Davos en 2016. Certains de ces dirigeants qui retournent chez eux après avoir absorbé ces messages, qui comme chef d’état, qui à la tête de son entreprise, vont diffuser leur vision d’un monde so exciting, fantastic, so challenging, full of opportunities (and risks), auprès de leur comité de direction et ensuite, par cascade, percolation, auprès de leurs citoyens ou employés (ce qui peut-être un jour deviendra la même chose) ; ils vont y puiser la justification d’ambitieux programmes de transformation, car au final, n’est-ce pas : « ce n’est pas nous qui voulons ces changements, ils nous sont imposés, et de toute manière, c’est ce que le client, ce que le consommateur nous demande. »
. Voici la liste complète des mutations annoncées par Klaus Schwab. Je propose qu’un Prix Nobel de la Paix soit décerné un jour à ce bienfaiteur de l’humanité.

Mutations profondes
1 : Les technologies implantables
2 : Notre présence numérique
3 : La vision, nouvelle interface
4 : Internet comme habit
5 : L’informatique omniprésente
6 : Un superordinateur dans votre poche
7 : Le stockage pour tous
8 : L’Internet des objets
9 : La maison connectée
10 : Des villes intelligentes
11 : Le big data pour l’aide à la décision
12 : Les voitures autonomes
13 : L’intelligence artificielle et la prise de décision
14 : L’intelligence artificielle et le travail administratif
15 : La robotique et les services
16 : Le bitcoin et la blockchain
17 : L’économie de partage
18 : Les gouvernements et la blockchain
19 : L’impression et la fabrication 3D
20 : L’impression 3D et la santé
21 : L’impression 3D et les produits de consommation
22 : Des êtres humains sur mesure
23 : Les neurotechnologies

  Aujourd'hui, ce ne sont plus les ouvriers qui cassent les machines dans une tentative désespérée de revendication, ce sont des comités de direction qui y voient le moyen d'accélérer leurs programmes cyniques de transformation.
  Méthode des voyous en costume : casser l’outil de travail en prétextant que ce n’est pas « nous » mais la « pression soumise au changement » qui en est responsable ; par conséquent casser le travail ; par conséquent casser des êtres humains qui veulent continuer à travailler dignement.
  Méthode des voyous en costume : subvertir le sens des mots. Casser un être humain pour l’aider à s’épanouir.
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Merci à :
Parménide
Héraclite
et au Sophiste de Platon
pour leurs lumières.

Remerciement spécial à Maurice G. Dantec (Grenoble, 13 juin 1959 – Montréal, 25 juin 2016), « écrivain nord-américain de langue française » comme il se définissait lui-même, à qui j’emprunte le titre de « Théâtre des opérations » pour le texte que vous venez de parcourir.