samedi 15 juillet 2017

Cœur ouvert XI

Jude Law, in Enemy at the Gates, Jean-Jacques Annaud, 2001

  Ce billet s’inscrit fortuitement dans une « série » de textes qui court de juin 2013 à janvier 2014, interrompue depuis et intitulée « Cœur Ouvert ». Il s’agissait de textes de forme plutôt poétique qui cherchaient, je crois, à répondre à mon besoin impérieux de recherche d’une vie intérieure plus juste. Ce dernier texte est par contre un retour de l’atelier d’écriture Corps & Ames animé par Milady Renoir, deuxième épisode d’une série à laquelle j’ai eu l’occasion de participer. L’épisode précédent de mars 2017 concernait : Des Têtes & des Visages. Le sujet de l’atelier dont je vais rendre compte concerne on s’en doute le cœur. Je ne reviens pas sur les conditions d’écriture propre à chaque atelier et m’en vais directement présenter ces textes bruts, à peine retravaillés. J’ajoute quelques notes contextuelles à la fin du billet.

« Les grandes pensées viennent du coeur »
Pascal

I.              Dessiner une carte mentale du « Cœur »
facultés / matière / concepts / masculin-féminin / noyau

Coeur
systole diastole
rythme de la pompe
binaire
machine
siège de l’âme disait-on





II.            Autopsie poétique

Lentement, j’ouvre le corps
j’ouvre mon corps
sans scalpel ni hachoir
j’ouvre mon corps dans le miroir

Mon corps là, mon corps las, mon corpse
Cadaver !

Suis-je mort pour ouvrir mon corps ?
suis-je ici dans mon corps, suis-je là-bas hors corps ?

Miroir miroir

Dans la surface tu ouvres la surface

Tu dévoiles ici tu voiles là
tu voiles dévoiles
le corps habillé le corps déshabillé
les hauts et les bas

Tu peines à battre et rabattre les tentures lourdes
les tentures pourpres du temple

Miroir devant observant de tes yeux
tu ouvres mon corps sans scalpel ni hachoir
mon corps vif, vivant, avec une ébauche, avec un soupir
avec une plume trempée dans l’encre de la bête sacrifiée
car, oui, il faut pour ouvrir, toujours, il faut
Un sacrifice !

Tu regardes ton corps dans les entrailles fumantes de la bête
elles sont belles et fumantes comme les ruines de Carthage
rasées par Scipion, elles se consument encore de désir
pour le voile arraché au temple
pour la belle Salammbo par le gouverneur de son désir
pour elle il a vidé la coupe
pour elle le sang a été répandu
entre les dalles du temple
il a coulé le long des escaliers

Que n’a-t-il fait ? Que des malheurs !
on ne dévoile pas sans risque
ni n’ouvre la coupe
ni ne jette le fruit de la coupe
ni ne brise la coupe
ni n’ouvre le corps
sans risque

Il te faut donc mourir
payer le prix
pour ouvrir le corps
et voir le centre qui n’a pas de nom


III – Une histoire en rouge

  Vassilievsky rêve des jours qui reviendront peut-être
lorsque l’ennemi aura été chassé de la mère-patrie
des jours où il pourra à nouveau admirer ce couple d’iguanes
qui s’ébattaient dans la moiteur tropicale de la jungle, aux pieds
du croiseur Aurore, dans la baie de Léningrad.

  Il se dit qu’il manque de chance, ce n’est pas lui qui aurait
dût être appelé le lendemain de son mariage, laissant Julia, sa fraîche épouse
languir sur son lit de mousse, entourée d’iguanes et de plantes grimpantes.

  « Vassilievsky, tu dois servir, ton talent est précieux, le pays a besoin de tes yeux »
lui dit-on, piètre consolation pensait-il alors que le train blindé de l’armée des steppes
l’emmenait loin de Léningrad, de ses ébats et de la nature en pleine décomposition.
  Le trajet fut morne, les steppes encore et encore, le froid de l’hiver.
Ce pays n’est pas mon pays, voilà à quoi pense Vassilievsky, mais dans le train blindé, il y a quelques distractions. Les gars s’amusent à observer le manège d’un couple de chiens qui se cherchent, se reniflent, se montent. Cela n’amuse pas Vassilievsky, ces chiens féroces sont des bergers allemands.

  Qu’est-ce que je fais dans ce train ? Et moi qui rêvait à l’Orient-Express et ses couchettes moelleuses comme lit de noce. Ah! les coupoles dorées de Byzance sont au bout du monde, ce train d’enfer nous mène au trou du diable, hors du monde.
  A peine arrivé, à peine débarqué, c’est la pagaille, la débandade générale. Vassilievsky perd le contact avec sa brigade, il se cache la journée, il observe tout, il ramasse un fusil. Vassilievsky est un bon tireur.
  Il a chassé les grands alligators qui infestaient les canaux de Léningrad quand il était petit, il n’a pas perdu la main. Pendant son errance dans l’Usine des Tracteurs Rouges, Vassilievsky rencontre la standardiste de l’usine des rêves perdus, il croit qu’elle pourra le ramener chez lui. Hélàs, Vassilievsky ne sait pas qu’il est tombé dans l’antre de l’araignée. La belle standardiste travaille pour les casques d’acier.

  A Léningrad pendant ce temps-là, Julia lit les journaux, la presse relate les exploits de Vassilievsky. Chaque jour le tireur abat l’une ou l’autre étoile noire. Mais sur chaque photo on voit une standardiste jeune et bien roulée qui se tient près de son mari.
  Julia écrit alors pleine de la fureur sacrée des créatures rampantes et bruissantes des marais de Léningrad, elle écrit une lettre anonyme.
  Quelque part dans le front de la steppe, un camarade colonel reçoit une lettre qui vient du G.Q.G. Va-t-il l’ouvrir ?

  Dans la steppe c’est le feu. Dans la steppe, après le passage des cosaques, la moitié du village était dans le cloaque.

  Le chef annonce au camarade colonel qu’il est viré pour incompétence !
« C’est la faute du tireur d’élite » s’écrie-t-il avant de se tirer une balle dans la tête.

  Les camarades de Vassilievsky protestent de son innocence. On en colle quelques-uns au poteau pour l’exemple.

  Enfin, la ville du petit père des peuples finit par être libérée.

  Vassilievsky va enfin pouvoir retourner auprès de son épousée, dans la chaleur de Léningrad.


Notes
1.     Il n’est pas très fréquent de commencer un atelier d’écriture par un dessin. Pourtant, c’est ce que Milady nous a demandé de faire à partir de mots notés à la volée. La mise en forme de cette « carte mentale » a bien entendu été réalisée après l’atelier, avec le logiciel MindMapple.
2.     Composition d’un texte de forme poétique à partir des mots glanés dans la liste ou le schéma avec deux « teintes » possibles : celle du manque ou de l’éblouissement. Que vient faire tout d’un coup Salammbô dans cette composition ? C’est une image du temple, du saint des saints et du voile, le Zaïmph volé par Matho pour la belle cruelle.
3.     Composition d’un récit mosaïque non linéaire, comme un portrait composite d’un coeur, d’un monde sur le modèle de dix épisodes du Décaméron de Boccace, dont voici la liste :

Jour 1 - récits de premier amour (et vous posez qqs mots, phrases de plusieurs premiers amours possibles)
Jour 2: récits tournant autour de celles qui ont été séduites ou abandonnées.
Jour 3: récits d’histoires de sexe en situation burlesque
Jour 4: récits consacrés aux garces, aux traitres
Jour 5: récits consacrés aux histoires de jalousie et d’infidélité
Jour 6: récits sur les violeurs et leurs victimes
Jour 7: (dans le Décaméron, histoires sur l’argent…) ici, récits consacrés au pouvoir et ses apogées, ses déboires
Jour 8: récits de vengeance
Jour 9: récits consacrés aux nobles actions accomplies par les hommes et les femmes
Jour 10: récits consacrés aux territoires du bonheur

  Certains d’entre vous auront peut-être reconnu dans mon texte tiré de cette proposition biscornue, un parcours qui ressemble à celui du jeune héros narré par Jean-Jacques Annaud dans son film Ennemy at the Gates (2001, trad. fr. Stalingrad), avec Jude Law dans le rôle de Vassili, le tireur d’élite de l’armée rouge. Pourquoi lui, pourquoi ce thème ? Je n’en sais fichtrement rien. C’est ce qui m’est venu au moment de la rédaction qui suivait rapidement les consignes de l’animatrice d’atelier. J’ajoute de plus que l’image de Léningrad envahie par des sauriens, étouffant dans la moiteur d’une jungle tropicale, vient du livre déroutant d’Antoine Volodine, Un navire de nulle part (Denoël coll. Présence du futur, 1986). Encore une fois, pourquoi cette association, d’où viennent les idées ? Ce sont les mystères du « cœur » impénétrable…

« ... les mages sur le point d'être fusillés aux carrefours s'étaient donnés le mot pour laisser derrière eux un souvenir impérissable, l'enfer tropical sans clairières, où désormais allait balbutier le monde, dans une grande hébétude de pollen et de fièvre. »
Antoine Volodine, op. cit., p. 30